Virgile s’en fout  

Emmanuel Venet

Verdier, 2022

 

Une écriture de soi savoureuse ancrée dans le refus initial des livres

 

Emmanuel Venet est psychiatre. Il vit à Lyon où il est né en 1959. Il est aussi un écrivain remarqué depuis son Précis de médecine imaginaire (2005), premier livre avec lequel Virgile s’en fout semble boucler la boucle de la vocation à l’écriture. Le narrateur revient en effet sur l’année 1981 : il avait alors vingt-deux ans, était étudiant en médecine, s’interrogeait sur la vie qui s’offrait à lui en fonction de choix amoureux très contrastés, et, passionné de littérature, avait le désir d’écrire. Le roman commence « le 1er janvier 1981, vers midi » dans une chambre inconnue auprès d’une étudiante prénommée Ariana. « Tandis que me reviennent en mémoire les fragments d’une scène de gymnastique rythmique sexuelle assez fasti-dieuse, elle me confirme que nous avons essayé de faire quelque chose qui s’apparente à l’amour. D’après elle, je me suis montré opiniâtre et vaillant, mais hélas trop ivre pour conclure. » Le fiasco s’écrit discrètement avec la mémoire des Fragments d’un discours amoureux publiés par Roland Barthes en 1977. La bien nommée prépare un mémoire de lettres classiques sur Thésée. Devant les lacunes du narrateur en mythologie grecque, elle l’invite à acquérir « un ouvrage sur ces vieilles légendes, non seulement ça me rappellera le souvenir de notre rencontre, mais ça m’en apprendra sur l’âme humaine plus long que mes cours de médecine ». Ainsi est justifié et déterminé un des principes de composition du roman où alternent les passages de la vie du narrateur cette année-là dans un pays qui va élire François Mitterrand, et ses lectures, notamment du dictionnaire de mythologie. Cet entremêlement de plusieurs fils narratifs fait du roman un labyrinthe où il n’est pas toujours facile de se repérer. Ces intermèdes antiques nous apprennent, à propos de la fondation de Rome, que lupa « désigne une louve ou une prostituée ». De même les histoires que nous nous racontons sur nous-mêmes, sur nos choix, sur les autres, sur nos vies, sont de fragiles constructions illusoires. Le titre s’éclaire au chapitre 65 : « Les historiens vétilleux affirment qu’il s’est écoulé trois siècles entre la chute de Troie et la fondation de Carthage, ce qui prête au voyage d’Énée une durée hors du commun. Mais Virgile s’en fout comme de sa première toge : si on l’avait poussé dans ses retranchements, il aurait sans doute répondu que toutes les histoires s’écrivent ainsi, et particulièrement les histoires d’amour. » Elles sont nombreuses dans le roman, et variées. Il y a notamment Chantal Magnaud qui veut épouser le narrateur, mais dont la croupe est aussi « large » que ses idées sont « étroites ». Elle lui propose un avenir de cardiologue bien installé à Valsannier, en Franche-Comté, père de plusieurs enfants et homme comblé par sa réussite bourgeoise. Mais il ne peut pas partager avec elle son goût de la littérature. Que comprendrait-elle par exemple aux contraintes mathématiques qui ont présidé à la construction du Chiendent (1933) du futur oulipien Raymond Queneau auquel le roman rend hommage avec ses 91 chapitres, dont le dernier s’intitule fort justement « Œuvre » ?

Cette éducation sentimentale, qui fait la trame du roman d’apprentissage, est aussi un récit de vocation. Avec Alexia Maurer, la nouvelle externe dans le service du professeur Mortillon, le narrateur vit une passion dévorante, qui peut passer aussi par des affres indicibles, quand elle s’éloigne sans une explication. Mais c’est elle qui l’entraîne aux réunions organisées par le libraire de la Librairie du Temps perdu pour établir, semaine après semaine, autour d’un verre de pouilly-fuissé, « la liste mouvante des cent plus beaux livres de la langue française ». Le lecteur est sensible à l’humour de bien des pages, à la satire du monde médical, à l’autodérision qui baigne l’ensemble et à la douceur du regard porté sur les malades découverts à l’hôpital psychiatrique du Vinatier. « Une autre idée de titre me vient, pour mon livre à venir : Pænser. À vrai dire, je me suis inspiré d’un néologisme, lu sur le programme d’un congrès de psychiatrie, qui m’a tapé dans l’œil. Dans la radicale étrangeté de mon nouvel environnement professionnel, ce mot-valise dit combien la pensée représente le premier remède, à la fois spontané, en apparence accessible à tous, mais en réalité contrecarré par les puissantes forces de brouillage qui rendent la psychose si difficilement intelligible. Peut-être me suffirait-il d’écrire les histoires, souvent biscornues et trouées, des êtres qui trouvent ici un refuge pour leur chaos intérieur. Le romanesque et le fantastique semblent sourdre d’eux en nappe continue, il suffirait d’écrire leur quotidien pour obtenir les contes d’une folie moins ordinaire que celle de Bukowski. Un hercule débonnaire accouche tous les jours de plusieurs enfants, et me promet la main de sa plus belle fille si je lui donne une cigarette ; une gorgone se plaint d’héberger un nid de vipères dans son ventre et veut que je l’en délivre ; […] une pythie me promet une éternité de tortures si je ne lui accorde pas immédiatement le droit de rejoindre le prince Rainier qui l’appelle par télépathie depuis Monaco ; un titan dépenaillé m’assure qu’il est né au Vinatier en l’an zéro, qu’il a lui-même été crucifié soixante-dix-sept fois et que s’il survit à une nouvelle crucifixion il deviendra pape. » Pour traiter « les malheurs taraudants de la condition humaine – amours contrariés, enfants mal voulus, morts mal données » qui se devinent « derrière cette créativité du délire », Emmanuel Venet a publié en 2020 un Manifeste pour une psychiatrie artisanale. Il propose ici un mode d’emploi à la fois grave et joyeux à l’usage des écrivains qui viennent ou aimeraient venir, sous la figure tutélaire de Proust, dont il reprend les derniers mots du Temps retrouvé, mais avec une minuscule moins impressionnante ; cet art de l’allusion fait souvent la saveur de son roman : « Il me semble que c’est le thème que j’aurais aimé développer si j’avais eu le courage de m’atteler au roman que je désirais si ardemment écrire, dans le temps. » Mais c’est un plaisir majuscule que ce livre procure au lecteur, à qui il donne envie de lire ou de relire tous ceux de l’auteur.

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 48